Pour une ingénierie poétique du lien
Par Jorge Chaminé, président fondateur du CEM
Une vibration qui tient encore !
Le 21 juin, les villes s’ouvrent, les murs tombent, les voix montent. Des sons éclatent aux coins des rues, comme si, l’espace d’une soirée, le monde pouvait encore vibrer à l’unisson.
Et si depuis le début ce vacarme d’instruments et de corps en fête n’était pas un simple folklore estival — mais une réponse politique au vacarme organisé qui nous entoure ? Selon moi, tel était le propos de Maurice Fleuret, l’inventeur de la Fête de la Musique en 1981.
Une époque dissonante, savamment orchestrée
Nous vivons à l’ère de la fragmentation stratégique. Le bruit qui nous entoure n’est pas un accident du numérique : c’est une méthode. Celle des ingénieurs du chaos — ces architectes invisibles qui manipulent l’opinion, nourrissent la polarisation et les antagonismes, minent la confiance dans le réel et dans la société. Ils orchestrent la saturation : trop d’émotion, trop de vitesse, trop de récits contradictoires.
L’objectif : briser l’écoute, couper les liens, détruire la possibilité même d’un accord qui entraverait leur entreprise.
Novalis, ou la musique comme science du monde
Face à cela, que peut la musique ?
Beaucoup, si l’on suit Novalis, poète et penseur visionnaire du romantisme allemand :pour lui, la musique n’est pas un art parmi d’autres. C’est le langage profond de l’univers, un savoir sans dogme, une science sensible. Là où la logique divise, la musique relie. Là où le langage échoue, elle parle encore.
La musique est connaissance incarnée : elle ne démontre pas, elle transforme.
Accorder plutôt que convaincre
En un temps où chacun campe dans ses certitudes, la musique offre un autre régime de vérité. Elle n’exige pas l’adhésion, elle propose l’écoute. Elle ne simplifie rien, mais elle tisse. Elle n’impose pas une vision du monde : elle crée un espace commun où les différences peuvent respirer.
Elle est peut-être aujourd’hui le dernier art à encore rassembler sans réduire.
Contre les stratèges de la division : l’ingénierie poétique
Il ne s’agit pas de fuir le réel dans l’esthétique. Il s’agit au contraire de réengager le réel par d’autres moyens. De construire, face à l’ingénierie du chaos, une ingénierie poétique du lien. Une manière de réapprendre à composer — entre générations, entre cultures, entre mondes intimes.
Cela suppose de replacer la musique au cœur de notre société et de nos politiques publiques. Non pas comme ornement, non pas comme un simplement divertissement, non pas comme un cloisonnement sectoriel, mais comme infrastructure du sensible. Un instrument omniprésent de transformation lente et profonde au service du bien commun.
Ce que la musique nous rappelle
Dans un monde saturé de technologies, de conflits narratifs, de solitudes algorithmiques, la musique demeure ce geste premier : souffler, vibrer, chanter — pour se faire entendre, pour répondre à l’autre, pour tenir ensemble.
Ce n’est pas un luxe. Ce n’est pas accessoire. C’est une nécessité. La musique est ce que le chaos ne sait pas produire et il ne doit pas l’instrumentaliser.
Un appel d’air
Ce 21 juin, ne faisons pas que célébrer un art. Écoutons ce que la musique nous dit de nous. Elle nous rappelle que nous ne sommes pas faits pour hurler seuls dans le vide, mais pour vibrer ensemble dans le temps.
Et si, au fond, résister aujourd’hui, c’était simplement ça :
Accorder le monde plutôt que le dominer.