04 avril 2024
Dans cette réflexion captivante, Rebecca Amsellem, économiste, entrepreneuse et militante féministe*, nous plonge dans les méandres de l'industrie musicale à travers le prisme du chiffre 1%. À travers des hypothèses audacieuses et une analyse perspicace, elle explore les défis auxquels sont confrontées les compositrices et soulève des questions fondamentales sur l'égalité des sexes dans le domaine de la création musicale. En examinant les conditions nécessaires à l'épanouissement créatif des femmes et en mettant en lumière l'autocensure et les obstacles systémiques, Rebecca Amsellem invite à une réflexion profonde sur les notions de légitimité, d'esthétique et de postérité culturelle. Ce texte provocateur et inspirant incite à repenser nos perceptions et à envisager un avenir où l'égalité artistique ne soit plus un idéal à atteindre, mais une réalité tangible.
« Merci à Jorge Chaminé et Philippe Gimet de m’avoir invitée à dire quelques mots - quel honneur d’être avec vous aujourd’hui.
Étant économiste de formation, j’ai l’habitude, pour comprendre une situation, de commencer par un chiffre. Car un chiffre est une preuve. Et « La preuve raconte les empêchements à fabriquer de l’égalité » écrit Geneviève Fraisse en préface de l’ouvrage de Reine Prat, Exploser le Plafond (Editions de l’échiquier).
Ici, le chiffre est de 1%.
1% des compositeurs programmés entre 2012 et 2017 sont des compositrices (Sacem). 1%
Pour comprendre ce chiffre, de 1%, nous pouvons émettre trois hypothèses.
Étudions donc ces hypothèses.
1% des compositeurs programmés entre 2012 et 2017 sont des compositrices parce que les femmes ne composent pas. Ou très peu.
C’est en partie vrai. Aujourd’hui, 17% de compositrices sont inscrites à la Sacem contre 83% d’hommes. C’est un métier masculinisé, c’est-à-dire qu’il y a une grande majorité d’hommes qui le pratique professionnellement.
Les femmes - en musique comme en peintre - sont majoritairement vues comme des thèmes et non comme des faiseuses.
Pour arriver à une forme d’égalité - 50% de compositrices interprétées par exemple, il faut augmenter le chiffre de 17%. Il faut plus de femmes compositrices.
Et pour cela, il faut qu’à un moment de l’Histoire, les femmes aient toutes les conditions pour créer. Quelles sont ces conditions donc ?
L’écrivaine américaine Bell Hooks y a longuement réfléchi. « À quoi ressemble la pièce idéale ? (Comprendre pour écrire) Y a-t-il de la musique ? Y a-t-il du silence ? Y a-t-il le chaos ou la sérénité au-dehors ? De quoi ai-je besoin pour libérer mon imagination ? »
« Il y a de nombreuses années, j’ai décidé que si je voulais connaître les conditions et les circonstances qui ont conduit les hommes à la grandeur, je devais étudier leurs livres et les comparer à la vie des femmes. »
Et Bell Hooks a trouvé quelles étaient ces conditions. Dans la vie de chaque “grand” homme il y avait une flopée de personnes dédiées à son génie : des parents, des ami·e·s, des maîtresses, des enfants…
De tous et toutes il était attendu qu’il fallait protéger le temps et l’espace de “grand” homme afin qu’il ait toutes les heures nécessaires pour rêver. Et donc créer. « J’étais déterminée à me créer un monde où ma créativité pourrait être respectée et soutenue », disait Bell Hooks.
Si nous pensons aujourd’hui ainsi l’idéal d’un environnement créatif c’est parce que celui des femmes n’était pas légitime, c’est parce que leur création ne l’était pas non plus. Au cours de l’histoire, aucune femme n’a été protégée ainsi pour préserver sa créativité à quelques rares exceptions près. Certainement pas Toni Morrison, qui élevait seule ses deux fils. Le rapport à la créativité en général – et à l’écriture en particulier – a été abondamment construit sous un prisme masculin. C’est pour cela qu’aujourd’hui pour de nombreuses femmes il peut faire l’objet d’un fantasme inatteignable : il faudrait une chambre rien qu’à soi, neuf jours ininterrompus, du vide, du rien, et puis du tout et de l’aventure. Et si ce n’était pas d’un environnement différent dont nous aurions besoin ? Et si c’était plutôt l’assurance que les créations aient la possibilité de jouer dans la même cour que ceux qui ont leur chambre à eux, leurs jours sans interruption, leur famille, leur entourage dédié à leur création.
L’histoire de Bell Hooks me fait penser à quelque chose de très personnel. Si on a une fille, une petite-fille qui nourrit l’envie de créer - peu importe le domaine de prédilection d’ailleurs - un mot d’encouragement vaut tous les applaudissements du monde. C’est le rôle que mon grand-père a dans ma vie, encore aujourd’hui, quelle chance j’ai.
Une dernière chose, l’autocensure.
J’entends souvent que si les femmes ne font pas si ou ça ce n’est pas parce qu’elles ne peuvent pas, c’est parce qu’elles ne le veulent pas. Nous sommes en France, en 2024 après tout. On y est. Si une femme veut faire une entreprise, elle peut, si elle préfère s’occuper de ses femmes, elle peut aussi. Si quelque chose pouvait l’empêcher encore ce serait l’auto-censure, ce serait elle qui s’en empêcherait.
Je trouve pour ma part ce concept fascinant car il renverse la charge de la preuve. Si une femme ne peut pas faire quelque chose, c’est de sa faute et de sa faute seule.
Ce que je dis c’est la chose suivante : l’autocensure existe, c’est sûr. Mais il est le résultat d’échecs répétés. Je pense à une poule qui tente de traverser un mur. Elle tente une fois, elle se cogne. Elle tente une deuxième fois, elle se cogne. Vous avez compris, je ne vais pas continuer. Que va faire la poule ? Elle va arrêter de tenter de traverser ce mur.
C’est ça l'autocensure. C’est la femme artiste qui tente une fois, deux fois, ce concours, ce prix, cette bourse d’attribution et qui entend non, 100 fois.
C’est sûr de s’entendre dire non 100 fois. Surtout quand on a vu sa mère s’entendre dire les mêmes non. Sa sœur, ses amies.
La conséquence est qu’à un moment on arrête d’essayer. On se replie, on arrête.
Si on veut donc qu’il n’y ait plus d’autocensure, il faut créer les conditions pour qu’une femme ne s’entende pas dire non 100 fois. Surtout de la part de personnes moins compétentes qu’elles.
Maintenant qu’on a vu comment augmenter le nombre de femmes compositrices, je vous propose de nous intéresser à la seconde hypothèse : des femmes composent oui - mais elles composent mal.
Ou - de manière moins ironique - il ne suffit pas qu’il y ait plus de compositrices pour augmenter ce chiffre de 1%. Encore faut-il que leur style plaise pour qu’elles soient interprétées.
Pourquoi y a-t-il moins de compositrices interprétées que de compositeurs ?
Il y a plusieurs explications. Tout d’abord, un rattrapage historique. Le nombre de compositrices évoluent positivement avec les années et elles étaient quasi absente il y a un siècle. Avec l’exception notoire de la raison de notre présence ici puisque Pauline Viardot était une des rares femmes à être compositrice et à vivre de son art. Et une des raisons de son succès - je mets son génie à part - est le fait que son mari ait décidé de quitter ses fonctions de directeur de théâtre pour se consacrer à la carrière de sa femme et l’éducation de leurs enfants.
Par ailleurs, il y a la question centrale du goût.
L’esthétique - et le goût qui en suit - est le résultat d’une politique sociale et économique. Ainsi, dans une société où les hommes ont la grande majorité des postes à responsabilités ou de créateur, c’est un goût certain qui sera universellement admis.
Je ne considère pas que les femmes composent mieux que les hommes. En toute transparence, mon avis importe peu d’ailleurs. Et l’art est si subjectif que donner cet avis ne serait d’aucune utilité.
En revanche, il s’agit de laisser des preuves : à un moment de l’histoire ces femmes ont eu cette interprétation de leur vie. L’idée n’est pas que les hommes aient moins leur interprétation mais que les femmes aient davantage la possibilité de l’exprimer.
Nous sommes à un moment charnière de l’Histoire - la communication semble brisée, nous avons la responsabilité de recréer une conversation avec un langage commun non pas pour être d’accord sur tout - ce serait un monde si triste mais pour composer autour d’idées qui ne nient pas le droit des autres à exister.
A ce sujet, je pense au philosophe Byung-chul Han qui nous dit que - et ça peut-être vous parler - nous vivons dans une société de la performance, dit-il (« achievement society ») qui s’est débarrassée du pouvoir négatif fondé sur le terme « devoir » (« Tu dois faire ceci », « tu n’as pas le droit de faire cela ») pour privilégier le pouvoir positif. Le pouvoir positif consiste à introduire une notion de possibilité infinie entièrement liée aux efforts d’une personne. Ça ressemble à ça : « tu peux faire ce que tu veux », « tu es en charge de ta propre destinée », « tout est possible ».
Il dit, et je le cite, « Mais la société d'aujourd'hui est une société de la performance qui ne cesse de se débarrasser de la négativité de l'interdit et de la règle et se voit comme une société de la liberté. Le verbe qui caractérise la société de la performance, n'est pas le freudien "devoir", c'est “pouvoir”. Ce tournant social entraîne avec lui une restructuration de l'âme », écrit Byung-chul Han dont la pensée est décrite dans l’épisode La Société de la réussite et la montée du narcissisme, de la dépression et de l'anxiété du podcast Philosophize this (en anglais).
Dans une société de la performance, nous sommes notre projet et devenir la version la plus authentique de nous-mêmes est notre but.
On voit évidemment les dérives de cette société - aujourd’hui déjà.
''Le sujet performant, épuisé, dépressif, est en même temps usé par lui-même. Il est fatigué, épuisé de lui-même, de la guerre qu'il mène contre lui-même. Incapable de sortir de lui-même, d'être dehors, de se fier à autrui, au monde, il s'acharne sur lui-même, ce qui aboutit, paradoxalement, à creuser et vider le Soi.''
J’ai digressé mais vous allez comprendre pourquoi. La solution à la fin de ce mal être engendré par une société obsédée par la performance, c’est le même que celle pour mettre fin aux blocages qui empêchent des personnes d’opinions opposées d’échanger : c’est faire évoluer le rapport à l’autre.
La course à l’authenticité imposée par la société de la performance a pour méthodologie le narcissisme : afin d’être la meilleure version de nous-même nous devons être tourné·e·s sur nous. C’est la seule option, c’est la seule possibilité, affirme le philosophe. Et pour sortir de ce schéma, il faut se tourner vers tout ce qui n’est pas soi, vers l’autre, vers la différence, vers l’imparfait. « La pensée doit s'abandonner à la négativité de l'autre et fouler des terres vierges », écrit Byung-chul Han. Que se passe-t-il alors ? On écoute vraiment, on s’intéresse vraiment, on découvre une personne, on se lie à l’autre et on s’intéresse moins à soi.
Et je pense qu’il s’agit d’un beau message pour cette superbe journée organisée par le Centre Européen de la Musique et Jorge Chaminé.
J’en arrive à la dernière hypothèse. Nous y sommes, les femmes composent autant que les hommes, elles sont interprétées et pourtant, ce chiffre de 1% n’augmente pas.
La raison est la suivante : la mise en postérité culturelle est politique. Ce sont des personnes qui, dans les musées, choisissent ce qui sera considéré dans une génération comme légitime d’être gardé aujourd’hui. Ce sont des personnes qui programment des concerts, ce sont des personnes qui choisissent d’étudier telle ou telle œuvre. Et ces personnes effectuent un travail qu’elles ne savent ou non, éminemment politique. Elles choisissent ce qui demain continuera d’être pertinent.
Et je souhaite souligner ceci en conclusion : je ne veux pas augmenter ce chiffre de 1% parce que je les considère intrinsèquement meilleures - je l’ai dit, je n’en sais rien et même si j’avais une opinion elle ne serait pas pertinente.
Je souhaite augmenter ce chiffre pour que les interprétations des sujets ne se fassent pas uniquement d’un point de vue masculin. Il ne s’agit pas d’ailleurs d’une question d’identité, ni même de genre d’ailleurs mais de vécu - on vit différemment quand on est un homme que quand on est une femme. C’est un fait. L’idée n’est pas de faire en sorte que les femmes et les hommes vivent la même expérience mais que les femmes ne soient plus dans une démarche d’adaptation constante à une société créée par et pour les hommes.
Pour augmenter le chiffre de 1%, on ne peut pas faire autrement que d’augmenter le nombre de femmes qui composent. Mais ce n’est pas tout. Il faut que les professeurs de musique les enseignent pour qu’elles soient jouées, il faut également que le public, vous, soyez attentif pour soutenir et être présent lors de ces interprétations.
L’objectif est clair - faire en sorte que le mouvement féministe soit obsolète dans 1, deux, 3 générations car l’égalité sera atteinte. Quand une femme ne posera pas la question deux fois de si elle est légitime pour faire telle ou telle chose car toutes les conditions seront réunies pour qu’elle puisse la faire cette chose. »
*Rebecca Amsellem est une activiste féministe franco-canadienne, créatrice de la newsletter Les Glorieuses et fondatrice de Gloria Media, société de production de newsletter. Elle a été invitée à intervenir lors du premier événement, ouvert au public, organisé par le Centre Européen à la Villa Viardot « L’Eternel Féminin ». Rebecca Amsellem vient de sortir un documentaire en podcast intitulée La Méthode, analysant les moyens de réaliser une utopie féministe. En 2015, elle lance la newsletter féministe Les Glorieuses dans l'optique de constituer un nouvel imaginaire collectif où les femmes sont pleinement les égales des hommes. Elle est également docteure en économie. Sa thèse, "Museums go international : new strategies, business models" est publiée en septembre 2019 aux Editions Peter Lang et a reçu le prix de thèse ENCATC. Rebecca Amsellem est également l'autrice de "Les Glorieuses : chroniques d'une féministe". Elle est récipiendaire du Prix de l’engagement de la région Grand Est et fait partie des 40 femmes Forbes 2020.